Devenir – Livre 2

Livre 2

La vie est dure mais elle donne la main aux steppes immenses. Et dans les forêts profondes, les feuillages ouvrent sur le ciel. Une jeune fille ne veut pas, ne veut pas quoi ? Elle ne sait pas vraiment, mais elle fuit et laisse derrière elle un peuple ancien qu’elle croit ne plus être le sien. Arrête-toi, reprends ton souffle. Accepte donc ce qui ne se choisit pas.

Livre 2 – Kâ

Deux choses nous sont parvenues de cette époque lointaine. Des ruines et une extraordinaire statue.

Il n’y avait alors ni royaumes ni chaîne de Mort-Bleue. Des peuples très différents se côtoyaient sans se mélanger. Certains vivaient en tribus sédentaires, d’autres nomadisaient depuis toujours, d’autres encore bâtissaient les premières cités. Dans la région, la plus grande d’entre elles s’appelait Bouthâm. À l’époque de la reine Bleue, Bouthâm n’était plus que poussière depuis longtemps et se défaisait lentement, là-bas, derrière les collines, patiemment grignotée par la forêt.

Mais au temps de sa fondation, c’était une ville florissante, au carrefour de routes commerciales assez fréquentées. Un jour d’été chaud et sec, les portes avaient été fermées plus tôt. On avait en effet entendu dire qu’une troupe de soldats rôdait dans les environs, apparemment sans rapines ni pillages, mais on ne se montrait jamais trop prudent avec ces bandes errantes. La dernière à être arrivée par la petite entrée de l’Est était une jeune femme titubant de fatigue, marchant appuyée contre l’encolure de son cheval qu’elle tenait par la bride. On ne savait lequel des deux suivait l’autre, lequel des deux soutenait l’autre. Poussiéreuse, harassée, la bête tirait vers le sol ses naseaux desséchés, tandis que la fille luttait chaque seconde pour ne pas tomber, mettant péniblement un pas devant le précédent et piétinant les bords en lambeaux du long manteau qui lui couvrait le corps des pieds au cou. On devinait encore, malgré son piteux état, qu’il avait été tissé dans une belle soie fine et serrée, bleu sombre ourlée de pourpre. Mais usé par le sable, déchiré à plusieurs endroits, délavé par le soleil, il n’était plus sur cette jeune fille que le témoin fatigué d’une fortune passée et de sa présente infortune.

Ce drôle de couple s’arrêta près de la fontaine. Le cheval étira le cou vers l’eau fraîche tandis qu’elle se jetait à genoux contre la margelle, plongeant les mains dans l’onde accueillante. Les yeux fermés, sans un ébrouement et sans un mot, ils burent longuement. Au même rythme lent, leurs glottes s’abaissaient et se relevaient, tout leur corps tendu et ramassé à l’unisson. Comme si d’avoir enduré ce voyage les avait faits semblables, frères jumeaux rompus par une épreuve commune.

Le cheval et la fille, la fille et le cheval dont les ombres s’allongeaient dans le soleil couchant dégageaient quelque chose de magnifique et de tragique. Si jeunes, si las, si seuls. Quelques rares passants se dépêchaient de rentrer chez eux. Parmi eux, une vieille femme rabougrie qui s’en revenait du boulanger fut frappée par ce tableau. Comme n’importe quelle décision venant du cœur, elle sut immédiatement qu’elle allait leur proposer son aide. Elle s’approcha et posa la main sur l’épaule de la jeune fille. Celle-ci ouvrit lentement les yeux comme on sort à regret d’un rêve délicieux et les fixa sur la commère et son air bonhomme. On ne voyait qu’eux : des yeux en amande, des yeux de chat sauvage dont l’iris vert vertigineux s’était emparé de toute la place. Son visage plat, blanc de poussière et sillonné de marques creusées par la sueur, s’illumina d’un sourire hésitant. La bonne femme lui parla, l’invita à prendre repos chez elle, mais l’étrangère ne comprenait pas un mot. Alors, la vieille lui tendit simplement la main et montra le chemin de son foyer.

C’est ainsi que Kâ entra chez la commère Trong Lua. Le cheval fut bouchonné, couvert et installé le soir même dans l’abri du jardin avec un tas d’herbe fraîchement coupée. Luxe inouï, la jeune fille eut droit à un bain chaud. Elle y plongeait la tête, frottait dans l’eau ses longs cheveux pour les débarrasser de la poussière ou demeurait immobile à étudier le plafond, peut-être alors par l’imagination à mille lieues de l’endroit où elle se trouvait. De temps en temps, son hôtesse ajoutait de l’eau chaude à la grande cuve dans laquelle trempait Kâ et lui donnait avec un bon sourire un morceau de reste des petits plats qu’elle s’était mise à cuisiner. Lorsque Kâ parut dans les vêtements propres et clairs que la vieille avait déposés sur son lit, cette dernière put admirer une belle jeune fille au visage rond qui vous regardait très droit et très profondément. Une longue chevelure noire qu’elle avait laissé dénouée recouvrait ses épaules et tombait sur ses hanches. La bonne femme l’invita d’un geste à s’asseoir et lui présenta fièrement sa production : un grand plateau de petits plats juste mitonnés, à base de riz, de lait de chèvre, d’herbes fraîches et de viande séchée, arrangés en mille-feuilles et en croûtes dorées, une soupe fumante versée dans un bol qui vous chauffait les doigts, des pains en forme de tresse, moelleux à vous en faire péter la panse, une bière brune pétillant d’une mousse si épaisse qu’on pouvait presque la croquer. Kâ dévora, sous le regard attendri de son hôtesse.

L’impossibilité de communiquer par le langage ne les gêna pas du tout. La mère Trong la choyait, la jeune fille se reposait, toutes les deux souriaient. Peut-être Kâ préférait-elle d’ailleurs ne pas avoir à parler. Le soir, propre, repue, couchée dans un lit douillet, Kâ ferma les yeux et s’endormit immédiatement.

Le lendemain s’annonça périlleux.

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